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Le protocole d’exploration à l'aide de la voix de la grotte de Niaux

 

 

La mise en place d’un protocole d’exploration de la grotte de Niaux, en recourant à la voix, a été rendue possible grâce à la collaboration de Nathalie-France Forest, diplômée en chant classique et en éducation à l’Université Laval de Québec. Celle-ci se spécialise en technique vocale, en thérapie et médiation sonore, ainsi qu’en gestion et impact de la voix. Elle nous a aidée à créer un tel protocole qui allait permettre de mieux capter  les caractéristiques et les qualités acoustiques d’une grotte comme celle de Niaux. Il se devait d'être facile à mettre en pratique et ne pas nécessiter d'autres outils que l’oreille pour identifier les résultats acoustiques. Nous avons également voulu utiliser le chant pour jouer avec la mélodie. Notre choix s’est donc arrêté sur des pièces musicales qui offraient un large registre comme Ol’ Man River et Amazing Grace[1]. Après quelques essais seulement, le chant diphonique s’est avéré l’outil le plus efficace pour tester les sites acoustiques.

 

À trente-huit ans, Nathalie-France a vu sa carrière prendre une nouvelle direction à la suite d’un accident qui l’a privée de l’usage de la parole et du chant. Incapable d’interpréter les paroles qui accompagnent les chants, elle apprend alors à utiliser le reste de son corps comme résonateur et découvre la sonothérapie. Elle fait ainsi l’essai du chant diphonique et de la résonance sympathique, soit la capacité de faire vibrer les différentes parties du corps à l’aide de diapasons ou encore de bols chantants tibétains possédant chacun une note fondamentale qui, lorsque l’on accélère la vitesse de rotation de la batte, peut reproduire deux ou trois harmoniques. Le parcours personnel et professionnel de Nathalie-France a influencé notre façon d’envisager la relation corps/grotte. Notre rapport acoustique particulier au lieu orné s’est ainsi axé sur la communication sonore entre le corps et les sons que celui-ci peut potentiellement produire. Les suggestions formulées par Nathalie-France sur la meilleure façon de tester l’acoustique de la grotte de Niaux nous ont mis sur la piste d’un principe qui s’applique à tout corps et objet : le principe de résonance sympathique. Ce principe opère lorsque le mouvement d’un corps ou d’un objet active, par ondes, le mouvement d’un autre objet ou d’un autre corps. Par exemple, si l’on place un diapason 440 hertz à côté d’un second diapason 440 hertz et que l’on en fait vibrer un seul, celui-ci entraînera par sympathie le second. Il en va de même de certaines cordes sur une guitare que l’on doit plaquer pour ne pas qu’elle chante entraînée par la vibration des autres cordes. Nous avons envisagé d’utiliser le même procédé en nous servant du chant diphonique pour faire en sorte que le corps résonnant du chanteur active la résonance de la grotte. Après son accident, Nathalie-France a poursuivi son enseignement de la musique malgré le fait qu’elle ne pouvait ni parler ni chanter. Lorsqu’elle a par la suite retrouvé l’usage de la parole, après des efforts inouïs pour entraîner et réhabiliter ses organes vocaux, elle s’est rendu compte qu’elle avait acquis une meilleure connaissance des possibilités et des limites de ceux-ci. Son expérience du corps résonnant et de la voix nous a permis de mieux comprendre les mécanismes de production et de réception de sons par le corps entier. Pour Nathalie-France, la voix et les sons qui nous entourent mettent notre corps en mouvement et nous permettent d’évaluer l’espace ainsi que les objets environnants. Les Préhistoriques n’ont pas ignoré non plus l’impact du monde sonore. Pour réaliser leurs dessins, ils ont privilégié les lieux dotés d’une acoustique exceptionnelle. Ils ont expérimenté ce même mouvement du corps et se sont probablement orientés dans l’obscurité des grottes grâce à la réverbération de leur voix.  C’est en partant de cette étroite association entre force de résonance et espace graphique, découverte par Michel Dauvois et Iégor Reznikoff au début des années 1980[2], que Nathalie-France et moi-même avons préparé des exercices de chant qui pourraient faire réagir la grotte, tester son acoustique et, peut-être, reproduire un chant se rapprochant de celui qu’auraient pu pratiquer les Magdaléniens de la grotte de Niaux. Revenons, avant de présenter le protocole que nous avons mis en œuvre, sur les découvertes de Dauvois et Reznikoff :

 

Au cours de l’exploration des grottes, il devient vite évident que dans l’écholocalisation, la voix est l’outil le mieux adapté, non seulement lors d’une progression dans un boyau étroit, car il est hors de question, en rampant, d’utiliser un instrument, mais aussi parce que la voix peut immédiatement s’adapter aux diverses hauteurs nécessaires pour découvrir la résonance et les échos. La voix est utilisée comme un dialogue, les réponses venant de diverses parties de la grotte. Pour cette exploration de la résonance, une voix masculine est préférable, à cause de sa tessiture plus basse et de sa puissance. Cependant dans des niches ou tunnels, un simple mm peut suffire. En général, dans un intervalle de quinte d’une voix d’homme, la fondamentale de la résonance ou un harmonique fort de celle-ci, caractéristique de la résonance, se trouve facilement, simplement en chantant la voyelle O ou, comme indiqué, un simple mm. […] La pratique, avec un peu d’expérience, est aisée; quand la bonne hauteur est trouvée, la réponse – par définition de la résonance – est remarquable. […]. 

 

L’étude acoustique a été menée vocalement, au sens le plus large : vibrations sonores du corps et de la voix dans un registre du Do1 (moyen) au Sol3, complétées avec des sons harmoniques produits par technique dite diphonique ou des sifflets jusqu’au Sol5 ; à l’écoute (avec toutefois un diapason La440 pour préciser les hauteurs). L’intensité vocale maximale se situe entre 90 et 100 Db à la source […]. Il faut insister sur le fait que la perception humaine exercée, l’écoute et la perception corporelle des vibrations permettent une évaluation très fine et une approche incomparable dans ce genre de pratique. Le travail vocal est aussi indispensable si on veut considérer l’aspect anthropologique d’une telle étude et pas seulement les aspects géophysiques et acoustiques.[3]

 

Pour mettre en pratique et développer ce rapport acoustique corps/grotte, que nous rattachons à l’emplacement des lieux ornés qui est décrit dans la publication du 10ème Congrès Français d’Acoustique comme une vibration du corps et de la voix, nous nous sommes efforcée de trouver un chanteur qui pouvait facilement s’adapter à nos exercices vocaux et qui possédait un esprit créatif ainsi que la capacité d'utiliser la grotte comme un instrument de musique. Étant donné que nous ne disposions que de trois heures au cours de nos deux visites, il fallait faire un choix judicieux et trouver un chanteur qui saurait visualiser la grotte comme un objet qui peut s’animer de même que réagir à la voix, et qui peut faire vibrer tant les parois que le corps. Dominique Jean Gretillat, professeur agrégé à l’Université de Foix en éducation musicale et en chant choral, nous a mis en contact avec Christian Noury, un ancien ténor professionnel dans le Chœur de l'Armée française. Durant les semaines qui ont précédé notre arrivée en Ariège, nous avons travaillé à distance avec ce dernier afin d’être fin prête pour notre expédition. Nous lui avons fait parvenir une série d’enregistrements qui contenait principalement des exercices de chant diphonique et lui avons demandé de parfaire sa technique (ces enregistrements se trouvent en annexe sonore). Selon Nathalie-France, le chant diphonique se devait d’être l’exercice vocal qui aurait le plus d'impact sur la résonance de ce type de lieu vu la largeur du spectre sonore qu'il peut émettre. En plus de tester la résonance et le timbre des lieux ornés, nous avons également voulu explorer un rapport différent de celui, très efficace, obtenu par diphonie. Nous avons voulu jouer avec les mélodies, pour explorer la simultanéité et les enchaînements sonores ainsi que la superposition de sons que permet l’espace acoustique du Salon Noir en raison de la lenteur de sa résonance. Deux pièces musicales ont été choisies : Amazing Grace, d’abord parce que c’est une pièce idéale pour le chant a cappella, donc pour explorer la superposition de sons que permet l’extraordinaire réverbération du Salon Noir et Ol' Man River, choisie pour la richesse de ces graves. Elles seront dans un premier temps entonnées puis reprises avec l’ajout des paroles. En accord avec le Service régional de l'archéologie et en compagnie de Jacques Azema du Service de médiation des grands sites d’Ariège ainsi que de deux guides, nous avons ensuite peaufiné le protocole d'exploration de notre visite.

 

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Protocole d’exploration avec la voix

 

Mis sur pied avec la collaboration de Nathalie-France Forest (maître de chant)

Grotte de Niaux, Niaux, Ariège (Midi-Pyrénées) France

Mars 2012

Chanteur : Christina Noury (ténor lyrique)

la3 = la 440 Hz

 

1 - Résonance : corps/grotte

 

 

            A.        Jouer avec la voix sur des voyelles ouvertes et à bouche fermée :

de « a » à « mm »

de « o » à « a »

de « mm » à « a »

sur « hum » (langue contre le palais en faisant vibrer le crâne)

ou — o — a

ou — o — u — i

 

B.        Sur « o » et « a » : vibration sonore du corps et de la voix dans un registre du la2 au sol4, complétée avec des sons harmoniques produits par technique diphonique jusqu’à sol5

 

2 -  Timbre (couleur, son métallique, différentes textures)

           

            A.        i - é — è

                       u — i

                       i - é — è – a

 

B.        Sur « i », « é », « è » : vibration sonore du corps et de la voix dans un registre du la2 au sol4, complétée avec des sons harmoniques produits par technique diphonique jusqu’à sol5

 

3 -  Sons percussifs

 

            A.        Cha — Tcha

                       Ya

                       Ka

 

            B.        Ma

                       Da

                       Ba

 

5 -  Salon noir

 

            A.   Sans les paroles : Ol’ Man River et Amazing Grace

 

            B.   Avec les paroles : Ol’ Man River et Amazing Grace

 

            C.   Reprendre les points 1 A - 1 B, 2 A – 2 B et 3 A – 3 B

 

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Dans un premier temps, nous en sommes tous venus à la conclusion qu’il était possible d’identifier l’emplacement de signes, de peintures et de gravures, sans en connaître au préalable leur localisation, simplement par la réponse de la grotte à l’émission de chants diphoniques. L’acoustique de certains endroits sans peintures connues ne nous paraissant qu'acceptable, nous sommes d'abord demeurés perplexes. Nous avons ensuite déduit que les Préhistoriques n’avaient probablement pas orné tous les emplacements dont l’acoustique était remarquable, mais avaient plutôt choisi ceux qui possédaient une acoustique particulière. Nous savons que le développement des résonateurs nasaux et buccaux ont joué un rôle important dans l’émergence de la parole et du chant, tant chez l’humain que l’animal, et que l’extraordinaire résonateur naturel que sont les grottes y aurait peut-être contribué également. Au tout début de nos échanges sur l’acoustique de la grotte de Niaux, Nathalie-France m’avait fait remarquer que, selon elle, les Préhistoriques avaient probablement, comme un miroir de leur propre cavité buccale, pris des repères pour eux-mêmes dans ces lieux hautement sonores. Ils auraient peut-être ainsi créé un lien privilégié avec ces cavernes parce qu’ils s’y entendaient autrement qu’à l’extérieur.

 

 

 

Figure XX. Plan de la grotte de Niaux, Niaux, Ariège (Midi-Pyrénées).[4]

 

 

Dans un deuxième temps, nous avons constaté que, sur une distance de 250 mètres, le son harmonique (et non le son fondamental) voyageait aisément à travers la grotte et possiblement sur une plus grande distance, ce que nous n'avons cependant pas pu vérifier. Nous avons été surpris de remarquer que nos cris perçants lancés à l’unisson ne voyageaient pas et étaient inaudibles même à une dizaine de mètres de distance. En conséquence, nous avons pu affirmer que par l'entremise du chant diphonique il est possible, en progressant dans la grotte, de situer l’emplacement des signes, des peintures et des gravures. Nous avons pu en outre supposer que ce chant, au même titre que le langage sifflé pratiqué entre autres dans les Pyrénées par les bergers, a pu servir de moyen de communication et de repère dans ces vastes grottes profondes tout comme dans les vallées environnantes.

 

 

 

 

[1] Ol’ Man River et Amazing Grace fonctionnent suivant un système pentatonique, ce qui signifie que la mélodie est basée sur une échelle musicale qui est constituée de cinq registres différents.

 

[2] Iégor REZNIKOFF (2010). « La dimension sonore des grottes préhistoriques à peintures », 10ème Congrès Français d’Acoustique, Lyon, Université de Paris-Ouest, 12-16 avril 2010.

 

[3] Ibid.

 

[4] Jean CLOTTES (2010). Les cavernes de Niaux. Art Préhistorique en Ariège-Pyrénées, Paris, Éditions Errance, p. 50-51.

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