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Le journal de notre exploration avec la voix dans la grotte de Niaux

 

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Groupe formé de :

 

  • Christian Noury, chanteur ténor lyrique, professeur de chant, auparavant chanteur professionnel dans le Chœur de l’Armée française

 

  • Julie Hétu, écrivaine et doctorante en littérature et pratiques multidisciplinaires à l’Université Concordia

 

  • Jacques Azema, guide et personne responsable des déplacements dans la grotte

 

  • Myriam Cuennet, guide (2e visite)

 

  • Audrey Laffont, guide (2e visite)

 

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Mercredi 7 mars 2012

 

 

Christian, Jacques et moi avions déjà effectué une première série d’enregistrements et testé le protocole d’exploration avec la voix. Les résultats obtenus lors de la première visite du 7 mars 2012 n'ont pas été concluants pour plusieurs raisons. D’abord, décontenancés par la singularité et l'ampleur du lieu ainsi que par l’acoustique extraordinaire du Salon noir, nous n'avons pas remarqué certains détails. Nous avons plutôt apprivoisé la grotte et testé la distance parcourue par le son harmonique, ce que nous n’avions pas envisagé au départ. Alors que Christian effectuait la série de tests vocaux (voir à 5.2 Le protocole d’exploration à l’aide de la voix de la grotte de Niaux), nous lui avons demandé de prolonger les exercices d’harmoniques afin de pouvoir évaluer à quelle distance sa voix faisait résonner la grotte.

 

 

 

 

 

Il s'est arrêté au no 25, pendant que le reste du groupe se dirigeait vers le Salon noir. Alors que nous nous trouvions à plusieurs mètres de Christian, nous lui avons demandé de cesser de chanter, car nous pouvions conclure à cette étape que les sons harmoniques voyageaient sur d’importantes distances, mais il ne nous entendait pas. Nous sommes alors revenus sur nos pas, les sons harmoniques nous servant d'abord de guides. Puis le silence s'est installé, nous laissant sur l’impression que nous ne pourrions plus localiser Jacques et Christian, toujours immobilisés au no 25. D'un coup, dans le silence et la quasi-obscurité, la peur nous a envahis, comme si nous mesurions pour la première fois l’étendue de ces galeries. Dans le silence, équipés uniquement d'une lampe de faible intensité, nous avions la sensation de perdre nos repères. Nous avons crié de toutes nos forces espérant une réponse qui nous guiderait vers le no 25, mais Jacques et Christian ne nous entendaient pas. Désorientés, nous avons tenté de rebrousser chemin. Avec grand soulagement, Christian a décidé de se remettre à chanter. Et, même s'il se trouvait à plus de 60 mètres, le chant diphonique se rendait jusqu’à nous et nous a permis de le repérer avec plus de précision, ce qui nous a grandement réconfortés.

 

À la sortie de la grotte, nous avons été passablement déçus des piètres résultats de notre visite. Nous étions convaincus, à ce moment-là, qu’il n’existait pas de relation entre une acoustique remarquable et l’emplacement des signes, des peintures et des gravures. Toutefois, nous avons été étonnés par la grande distance que peuvent parcourir les harmoniques du chant diphonique et comment celles-ci nous ont permis de nous localiser facilement dans ces galeries profondes. Pour cette raison, Jacques a proposé de tenter à nouveau l'expérience, mais avec deux autres guides pour éviter cette fois de risquer de nous perdre. Nous pourrions de la sorte nous séparer dans la grotte et confirmer l'étendue de la distance que peut franchir le son harmonique du chant diphonique entonné par Christian. Nous nous y sommes préparés au cours des sept jours suivants. Cinq lieux devaient être localisés par Christian au moyen du chant diphonique pour conclure à une acoustique suffisamment probante en relation avec l’emplacement des graphies. Voici les lieux ornés qui devaient être repérés :

  • Panneau indicateur de la Galerie d’Entrée (n° 13)

  • Bison rouge ou vertical (n° 20)

  • Bison aux cupules (n° 24)

  • Tête de cheval (n° 33)

  • Série de points rouges en deux lignes parallèles incurvées (n° 34)

 

 

Mercredi 14 mars 2012

 

À 18 h 30, le groupe avait rendez-vous à l'entrée de la grotte. Myriam Cuennet et Audrey Laffont, les deux nouvelles guides que nous a présentées Jacques, devaient y rester avec moi afin de calculer sur quelle distance les sons harmoniques voyagent. À 18 h 55, nous nous sommes tous retrouvés au n° 3. Christian est parti le premier en se guidant par la voix chantée dans l’obscurité afin d’identifier les lieux à l’acoustique exceptionnelle. Si un de ces emplacements possédait une résonance forte, il devait s’arrêter pour prolonger ses périodes de chant quelques minutes[1]. Jacques notait alors l’heure et le lieu exact où Christian avait décidé de s’arrêter. En raison du faible éclairage de sa lampe, celui-ci ne pouvait cependant pas savoir qu'il s'agissait d'un emplacement orné. Les deux guides et moi, toujours installées à l’entrée de la grotte, inscrivions avec précision les divers moments où le chant parvenait jusqu’à nous alors que Christian progressait vers les profondeurs de la grotte. Nous avions convenu de nous rencontrer au n° 25 et de quitter au plus tard le n° 3 à 19 h 30. Nous avions estimé que Christian aurait alors atteint le « Bison aux cupules » au n° 24 et que nous pourrions par la suite parvenir ensemble en suivant Christian au Lac Terminal. À 19 h 1, Christian s’est arrêté au panneau de signes (n° 13) et nous avons alors réussi à bien entendre le son harmonique (mais non le son fondamental); il était à environ 150 mètres de nous. Nous avons ainsi pu entendre sa voix de 18 h 56 à 19 h 1. Christian s'est ensuite dirigé vers le Bison rouge (ou vertical) (n° 20), qu'il a identifié comme un lieu à l’acoustique remarquable, bien que pour notre part nous n'ayons pu entendre les tests acoustiques qu’il avait effectués.  Jacques a pris bonne note de l’heure et du lieu, sans informer Christian qu’il avait trouvé un des sites ornés que nous recherchions. Celui-ci a continué de se déplacer, puis s'est immobilisé entre  les nos 22 et 23, exactement au même endroit signalé à Jacques, à deux reprises le 7 mars, en raison de sa forte résonance. À première vue, il n’y avait ni peintures ni signes. Pendant que Christian s’arrêtait pour chanter (il était 19 h 12), Jacques scrutait les parois. Il croyait avoir possiblement découvert un point rouge qui n’aurait pas été remarqué auparavant (il retournera plus tard vérifier cette découverte qui s’avérera ne pas être un lieu orné). Christian s'est ensuite remis en marche toujours en direction du Bison aux cupules (n° 24), qu’il est aussi arrivé à localiser. Il est demeuré à cet endroit de 19 h 16 à 19 h 22. À 19 h 16, nous avons noté qu'une voix se rendait directement jusqu’à nous. Nous n'arrivions pas à déterminer s'il s'agissait de Christian ou de l’autre guide qui chantait dans le Salon noir. Nous avons poursuivi notre avancée jusqu’au n° 20. Une des guides a alors cru entendre une voix. Nous nous sommes immobilisés pour écouter plus attentivement, car nos déplacements étaient bruyants. À 19 h 20, nous avons finalement entendu le chant de Christian, clair mais faible. Quinze minutes plus tard, nous l'avons perçu plus distinctement au n° 23. Nous avons uni nos trois voix afin de crier le plus fort possible (Christian et Jacques ne s'en sont pas rendu compte). Plus nous progressions vers eux (ils étaient entre les nos 25 et 26), plus le son harmonique devenait puissant. Nous les avons rejoints au n° 26. Nous avons ensuite suivi Christian qui a identifié le lieu, voire précisément le repli rocheux où se trouve le n° 34 marqué de trois séries de dix points rouges.

           

Cette exploration nous a confirmé que les peintures, les signes et les gravures sont situés dans des lieux où l’acoustique est remarquable, là où ils répondent facilement et rapidement à l’émission du chant diphonique. Elle a également démontré que, sur une distance de 250 mètres, le son harmonique voyage aisément à travers la grotte et possiblement sur une plus grande distance (ce qui reste à vérifier). Elle a par ailleurs établi que la voix, même propulsée avec force pas des cris lancés à l’unisson, ne voyage pas et est inaudible même à une dizaine de mètres de distance. Elle a enfin permis de prétendre, malgré le fait que nous n’ayons pas étudié l’architecture de la grotte, que l’ampleur du lieu n'en détermine pas la qualité acoustique, sauf dans le cas du Salon noir où l’incroyable hauteur du plafond en fait un espace acoustique qui peut se comparer à celui d’une église romane.

 

Salon noir (Amazing Grace): 

 

 

 

 

 

L’excellente sonorité du Panneau de points rouges (n° 34), un lieu exigu de la Galerie des Marbres, nous a nettement démontré qu'un vaste espace n'a pas nécessairement pour corollaire une bonne acoustique. Les chercheurs de la Société préhistorique d’Ariège se sont d'ailleurs ralliés à cette opinion.

           

Cela dit, les parentés entre le langage sifflé, le chant harmonique et le chant de gorge inuit pourraient aider à mieux évaluer l’efficacité du chant diphonique dans la grotte de Niaux. Ces techniques de chant polyphonique – qui se confondent avec la nature et s’en inspirent (ex. : les chants de gorge imitent le bruit des traîneaux à chien sur la neige) – pourraient y être testés.

 

Note : consulter le témoignage en annexe du chanteur de chant diphonique, Christian Noury, à propos de son expérience d’exploration avec la voix de l’acoustique de la grotte de Niaux.

           

Bref, nous savons que le chant diphonique puise ses techniques vocales et ses sonorités à même la nature et l’environnement de celui qui le pratique. Il est utilisé tant à titre d'instrument de musique (de création) que d'outil de communication et de localisation. Il permet d’établir diverses similitudes avec la pratique de l’art pariétal. Il amène également à constater que la densité des images dans l’art pariétal est proportionnelle à la qualité acoustique obtenue.

 

En conséquence, nous soulignerons dans cette étude (au dernier chapitre de cette thèse) l'influence de cette corrélation sur l’émergence d’une grammaire symbolique au Paléolithique supérieur. Motivée d'abord par l'intérêt grandissant pour les « sites acoustiques »[2] du Paléolithique et ensuite par l’attention portée depuis la préhistoire au rôle du son dans le comportement humain, animée en outre par le désir de percer le mystère entourant les grottes ornées, nous tenterons de faire ressortir les éléments qui étayent notre hypothèse de départ : ce dialogue entre chant diphonique et art pariétal que renvoient les parois de la grotte de Niaux en ses lieux ornés, nous amène-t-il sur la voie d’une grammaire symbolique où chant et graphie permettraient par le partage d’universaux -  l’harmonie en musique et la syntaxe en écriture - d’être mieux compris ? En somme, si Sapiens ne parlait pas, il a du moins chanté et exprimé, voire organisé ses idées, au moyen d'une expression vocale et musicale qui a beaucoup d’éléments communs avec son art graphique.

 

 

 

[1] Les enregistrements ne rendent pas tous compte de l’ambiance acoustique de la réponse sonore du lieu. Il serait pertinent de reprendre les enregistrements à l’aide de plusieurs micros et de trouver une façon de les placer qui permettrait de capter la complexité sonore de la réponse aux chants harmoniques émise par la grotte.

 

[2] Chris SCARRE et Graeme LAWSON (2006). Archaeoacoustics, Cambridge, McDonald Institute for Archaeological Research, 126 p.

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